L’amour de soi à travers le miroir de l’autre
Texte interprété par Isabelle Baivier, comédienne.
Miroir… comment me trouves-tu, ce soir ?,… Miroir, dis-moi si je suis toujours la plus belle ? Miroir, dis-moi,… Miroir, je t’en prie,…Miroir, je t’en supplie…Avant, quand j’étais petite, c’était l’enchantement, il répondait toujours à la méchante reine dans le film, et à moi aussi, parfois,… il était profond comme l’océan, comme tes yeux, comme la nuit, comme un tombeau, avec des reflets moirés. C’était mon confident, secret et magique.
Maintenant, tous les miroirs se sont tus, ils ne reflètent plus que mes contours, fidèlement, froidement. C’est moi qui bouge, c’est moi qui souris, en me forçant, c’est moi qui ai envie de pleurer et qui me détourne…
Quand j’étais petite, il me revenait tant de sourires, de mimiques ridiculement stupides et aimables de toutes ces gens penchés sur mon berceau, sur mes nattes sagement tressées…avec des gloussements attendris de braves commères…surtout, il me revenait bien souvent les sourires et les caresses de maman…qui faisaient un cocon douillet tout autour de moi.
Maintenant qu’elle est partie, il fait plus froid, il y a des creux au fond de moi, des vides curieux, des nids de solitude, des boules sombres de rien qui palpitent un peu quand je veux rêver…pourtant, je vis tous les jours, je fais de tas de trucs obligés, comme vous, mais cela reste là, tapi, même si parfois ça veut sortir de moi, ça s’étrangle dans ma gorge si je veux les crier, les hurler, ça étouffe presque, alors je les laisse tranquilles…j’essaie de les connaître, de les apprivoiser…mais ils se cachent…et restent à l’affût.
Les miroirs se sont tus, remplacés par les autres, la foule des autres tout autour de moi, devant moi, derrière moi, ceux qui sont passés sans s’attarder et qui vont peut-être revenir, ceux qui vont accourir vers moi, très près de moi, contre moi…avec leurs regards éperdus ou perçants, affolés ou mauvais, leurs sourires plaqués comme des grimaces, ils me parlent de tout, de rien, ils me regardent, me sondent, m’investissent, me violent l’âme et j’y vois tant de peur, tant de moqueries, tant de rancœur, tant de haine que je m’enfuis au fond de moi, je me blottis dans mon nid de solitude, terrée, glacée, percée par ces milliers d’yeux qui crient ma faiblesse, ma petitesse, mon insignifiance…ma mort.
Ainsi, toi, oui, toi, là-bas, je te reconnais, tu m’as suivie dans la rue, sous la pluie fine, tu te rappelles quand même, c’était hier…mon cœur battait dans mes tempes, était-ce la peur d’être une fois encore le gibier ou l’espoir fou de te plaire,… dans la vitre du magasin nos regards se sont croisés, le tien était rieur et tu as pris ma main…J’ai cru en ta chaleur, j’ai cru en ton amour,…puis le matin tu es reparti, tôt, tu as quitté les draps froissés, sans un mot, comme ça, les yeux vides, sans reflet de moi, tu regardais à travers moi, …et il a fait froid, à nouveau…
Et toi, là, le gros, on s’est déjà vu ?, si , tu ne te rappelles pas ? L’examen d’embauche ? ah oui, tout de même, ça te revient, « on vous rappellera », et tes yeux assurés posés sur mes seins, avec dedans rien que de la suffisance et un glauque désir, tes paupières lourdes de crocodile aux aguets. Et, moi, en face, les genoux serrés sur ma peur, comme un petit animal pris au piège… et « on ne m’a jamais rappelée ».
Toi aussi, belle dame, tu as été sur mon chemin, dans ton cabrio rouge, avec ton foulard qui maintenait tes cheveux, tu t’es arrêtée au stop, j’étais à l’arrêt du bus, nos regards se sont aussi croisés et j’y ai lu un mépris amusé pour le petite clocharde en jeans troué, les bras tirés par son baluchon gris, puis la circulation t’a reprise dans un vrombissement de poussière…t’as pas fait attention, non ? pas d’importance…, allez,… va…
Puis, toi…encore toi, mais qu’importe maintenant la litanie des regards échangés. C’est que… j’ai commencé à regarder, peu à peu à l’intérieur de moi, vers mes vides d’abord, mes manques de petite fille, de petite fille toute seule que personne n’a prise au creux de sa main, au creux de son cœur pour faire quelques pas côte à côte,… et j’ai beaucoup pleuré…ça m’a donné soif…soif de regarder encore, encore mieux, étonnée, presque attendrie, pour la première fois devant tant de désespoir, tant de courage aussi et c’est cela qui m’a fait du bien. Il m’est venu l’idée que d’autres avaient aussi des vides au fond d’eux-mêmes, comme moi, et qu’ils ne les montraient pas,…comme moi. On pourrait en parler, s’associer, se syndiquer ! cette idée saugrenue m’a fait sourire…il y avait longtemps que je n’avais pas souri, les lèvres se tirent un peu, cela détend le visage…on se rend compte que l’on a un visage…tu imagines, le « syndicat des paumés » ! on serait vite beaucoup ! Hein, toi aussi tu y viendrais ! oui !, et toi aussi, là !, j’aurais pas cru, t’as l’air si fort pourtant !, et la belle-là, aussi ?, pourquoi ? il est parti ? ah ! salaud, va ! et même toi !,et vous, toute la rangée, alors…pas toute la salle quand même…si, mince, alors ! On se croit toute seule puis en grattant un peu, on trouve du monde. C’est pas pour dire mais ça réconforte, le malheur des autres, ça fait du bien, on ne devrait pas le dire, mais trop tard, vous avez tous entendu, on est dans la même galère, messieurs, dames. Alors, faut faire quelque chose, aux rames citoyens ! On pourrait se cotiser pour aller raconter nos épines à un psy, engloutir des chocolats, faire du yoga, prendre des euphorisants, se faire des piqûres, chercher un pont ou une corde…ou faire comme moi : regarder à l’intérieur, pleurer longtemps, sentir son désespoir, son courage, ah, tu me crois, toi, on est deux déjà ! essuie tes larmes, t’es sur le chemin, compagnon… Respire doucement, lààà,… du ventre, tu vois, c’est mieux.
Allez, on va faire un exercice,… facile,… pas peur…On tourne tous la tête à droite, hop ! on regarde, oui, je sais, il y a souvent quelqu’un, on fait un petit sourire,…difficile si on connaît pas, risqué si la personne est accompagnée de l’autre côté…puis on tourne la tête à gauche, hop ! on sourit, lààà, c’est mieux, on s’habitue déjà !… hélà ! on profite pas, là-bas ! Voilà, maintenant qu’on a regardé sans haine, presque sans peur, cela fait un peu chaud là dedans, oui, enlève ta cravate, toi, si, tu peux ! Ici, tu es libre !
C’est ainsi que j’ai commencé à me reconstruire, petit à petit, fibre après fibre, je prends le risque de sourire la première, ça étonne souvent, je lis dans les yeux : « elle est folle, celle-là, que me veut-elle ?elle drague ? elle cherche à me voler mon portefeuille ! » cool ! c’est le début, tu verras, la confiance, l’amitié, c’est un long chemin…Il y en a qui rendent le sourire, majorité de femmes, elles sont plus dans l’émotion. Avec les enfants, c’est un plaisir, ils ne sont pas encore masqués, cuirassés par la vie, ils osent encore être eux-mêmes.
Tu penses, l’amour de soi !, un long chemin à tracer, un marathon presque…( se mettant à trottiner sur place, coudes au corps, en soufflant à petits coups) allez, on retrace le parcours, vous, restez assis, je cours pour vous et merci aux sponsors ! La ligne de départ, tu te souviens guère, comme tout le monde,t’as été poussé dans la course, on t’a inscrit sans demander ton avis, à la limite, on savait pas que ce serait toi, et te voilà,… titubant, mi-émerveillé, mi ahuri, sur les premiers mètres de ton chemin, tu avances dans ta vie sous les regards des autres, au début, c’est plein d’amour et d’encouragements, c’est après que cela change, c’est plus cruel, déjà autour du bac à sable, puis cela devient goguenard, cynique…bien sûr, il y a des oasis quand on te passe une cannette ou un sourire,…et tu cours toujours sans avoir la moindre idée, sans savoir du tout où es située ta propre ligne d’arrivée…T’apprends à te connaître,…surtout quand tu tombes,… et tu te relèves encore,… sur ton chemin de croix, et tu suis tes concurrents, tes compagnons, mi-forçats de la route, mi-héros du macadam, ou gueux des fossés…Des fois, on court un bout côte à côte ( trottiner en tenant fictivement quelqu’un par la main) et on se sent pousser des ailes !, c’est un beau chemin quand on prend le risque d’aimer, on rattrape des tas de malheureux, des éclopés du cœur, des cul-de-jatte aux idéaux meurtris, aux utopies tombées en vrille…ceux qui ahanent dans l’ornière, et toi, tu voles sur le haut du pavé…
Ce qui tue dans cette course, c’est la peur, peur de tomber, peur de craquer, peur du croc-en-jambe, et ces critiques, ces jugements qui percent l’âme : « allez, Isa,…elle est crevée, elle n’ira pas au bout… ! »
Tenir, tenir…(elle s’arrête comme pour faire une confidence au bord de la route) Vous voulez savoir comment ? Un truc pour casser le carrousel infernal de la peur ? Simple, c’est l’amour, en retrouvant son état d’enfance, d’émerveillement… on essaie ?, ben, oui, maintenant ! Je montre, puis, ce sera à vous. J’enlève mon masque, voilà, je vous regarde, je vous souris, naturellement, comme ça, et je vous dis : « je vous aime ! Pour l’amour de vous !» Voilà, avec un peu d’entraînement, c’est assez facile…En moi, c’est bon, c’est chaud, comme un cocon, presque comme avec maman, sans aucune peur. Tout simple, même pas un secret, dès que vous sortez, vous essayez, promis ?
Elle se remet à trottiner et à souffler, en saluant, en sortant.